63

  Le premier réflexe de Lusana est d’abattre Fawkes. Il pivote, accroupi en position de tir, et lève son colt, certain de ne pas manquer une cible de cette taille et certain aussi que le capitaine dispose d’un bon dixième de seconde d’avantage s’il veut tirer le premier.

  Il se reprend juste à temps : Fawkes a les mains vides. Il n’est pas armé.

  Abaissant lentement son colt, Lusana regarde Pitt pour voir comment il prend les choses. Pour autant qu’il en puisse juger, Pitt n’a pas eu la moindre réaction. Il continue de remplir son sac comme si de rien n’était.

— Est-ce au capitaine Patrick McKenzie Fawkes que j’ai l’honneur ? demande-t-il enfin sans lever les yeux.

— Oui. Je m’appelle Fawkes, en effet.

  Il se rapproche, le regard inquisiteur.

— Pourrais-je savoir ce qui se passe ici ?

— Pardonnez-moi de ne pas me lever, dit Pitt, désinvolte, mais je suis en train de désarmer une ogive de gaz empoisonné.

  Il faut cinq bonnes secondes à Fawkes et à Lusana pour digérer l’explication. Ils échangent un coup d’œil médusé, puis regardent de nouveau Pitt.

— Vous êtes cinglé ! explose Fawkes.

  Pitt lui présente l’une des charges.

— Ceci ressemble-t-il à une charge explosive normale ?

— Non, certes pas, reconnaît Fawkes.

— Est-ce cette sorte de gaz qui agit sur les centres nerveux ? interroge Lusana.

— Pire que ça, explique Pitt. C’est un organisme épouvantable et d’une puissance diabolique. Deux projectiles chargés de cet organisme de fin du monde se trouvaient dans la livraison expédiée par le fournisseur d’armes.

  Silence total d’incrédulité. Fawkes se penche, examine l’obus puis la charge dans la main de Pitt. Lusana se penche, lui aussi, et il regarde sans trop savoir ce qui doit l’intéresser.

  L’incrédulité se dissipe lentement dans le regard de Fawkes.

— Ma foi, je vous crois, dit-il enfin. J’ai vu assez d’obus à gaz pour les connaître. (Il jette alors un regard inquisiteur sur le visage de Pitt.) Auriez-vous la bonté de me dire qui vous êtes et ce que vous faites ici ?

— Dès que nous aurons retrouvé et désamorcé l’autre obus, fait Pitt, cavalièrement. Avez-vous une autre soute à munitions ?

  Fawkes secoue négativement la tête.

— A l’exception des trois obus que nous avons tirés et qui étaient des munitions de rupture, c’est tout…

  Il s’interrompt tout à coup : une idée lui est revenue.

— La tourelle ! Toutes les pièces sont armées et la culasse fermée. Votre obus pestiféré doit être dans l’une des trois.

— L’imbécile ! hurle Lusana. Le fou criminel !

  Le regard de Fawkes exprime son désarroi.

— Rien n’est perdu. Les hommes ne feront feu qu’à mon commandement.

— Capitaine, vous et moi allons nous charger de retrouver et de désarmer l’autre ogive, annonce Pitt. Monsieur Lusana, auriez-vous l’amabilité pendant ce temps-là de jeter ceci par-dessus bord ? dit-il en lui tendant le sac plein de charges empoisonnées.

— Moi, fait Lusana avec un sursaut. Je n’ai pas la moindre idée de ce qu’il faut faire pour sortir de ce cercueil flottant. J’ai besoin d’un guide.

— Mais non. Vous n’avez qu’à monter toujours plus haut, lui explique Pitt d’une voix assurée. Vous finirez par vous retrouver au grand jour. Une fois là, balancez ce sac au plus profond du fleuve.

  Lusana se dispose à partir lorsque Fawkes lui pose sa large patte sur l’épaule.

— Nous réglerons notre petite affaire ensuite.

  Lusana le regarde sans broncher.

— J’attends cet instant avec impatience.

  Et le chef de l’Armée révolutionnaire africaine s’évanouit comme une ombre dans l’obscurité.

 

  Volant à 600 mètres d’altitude, Steiger modifie le pas du rotor, et l’hélicoptère Minerva plonge sur le Jefferson Mémorial et traverse la darse en suivant l’avenue de l’Indépendance.

— Il y en a du monde, là-bas, fait-il en montrant une volée d’hélicoptères de l’Armée qui survolent le mail du Capitole comme un essaim d’abeilles en furie.

— Il vaudrait mieux se tenir à distance, dit l’amiral Sandecker. Ils sont capables de tirer d’abord et de ne nous demander nos papiers qu’ensuite.

— Il s’est passé combien de temps depuis le dernier tir du lowa ?

— Pas loin de dix-huit minutes.

— L’affaire est peut-être terminée, alors ? dit Steiger.

— Peut-être, mais nous ne nous poserons pas avant d’en être certains, répond Sandecker. Combien vous reste-t-il de carburant ?

— Assez pour environ quatre heures de vol.

  L’amiral change de position sur son siège inconfortable : il commence à avoir le postérieur douloureux.

— Approchez-vous du bâtiment des Archives nationales autant que vous le jugerez prudent. Si le lowa tire encore, vous pouvez être sûr que ce sera sa prochaine cible.

— Je me demande comment Pitt s’en est tiré ?

— Pitt peut sortir sans sa bonne, répond Sandecker le visage impassible. Inutile de s’inquiéter pour lui.

  Et il tourne la tête pour regarder le paysage et pour que Steiger ne puisse voir son visage anxieux.

— C’est moi qui aurais dû prendre sa place, dit Steiger. C’est une affaire strictement militaire. Un civil n’a pas à risquer sa vie dans une aventure à laquelle rien ne l’a préparé.

— Et vous êtes préparé, vous, j’imagine ?

— Reconnaissez que mon expérience est bien supérieure à celle de Pitt.

L’amiral Sandecker sourit.

— Combien voulez-vous parier ?

Steiger s’étonne du ton ironique de l’amiral.

— Que voulez-vous dire ?

— On vous a eu, colonel. Et dans les grandes largeurs.

— On m’a eu ?

— Pitt a le grade de commandant dans l’Armée de l’air.

  Steiger examine Sandecker, les sourcils froncés.

— Vous voulez dire qu’il sait piloter ?

— A peu près tout ce qui est capable de tenir l’air, y compris cet hélicoptère.

— Mais il m’a dit…

— Je sais très bien ce qu’il vous a dit.

  Steiger est un peu perdu.

— Et vous l’avez laissé faire ?

— Vous avez une femme et des enfants. Moi, ce n’est plus de mon âge. Dirk était donc le choix qui s’imposait.

  Steiger paraît tout à coup abattu, il s’affale sur son siège.

— Pourvu qu’il s’en sorte, murmure-t-il. Mon Dieu, faites qu’il s’en sorte…

  Pitt donnerait bien le dernier cent de son compte en banque pour être n’importe où sauf en train de monter cet escalier dans l’obscurité totale et à bord d’un bateau qui risque de sauter d’une minute à l’autre. Il a le front couvert d’une sueur froide comme s’il avait la fièvre. Soudain, Fawkes s’arrête et Pitt cogne dans le gigantesque Ecossais  – il a l’impression d’avoir heurté un chêne.

— Pas un pas de plus, s’il vous plaît, messieurs.

  La voix tombe d’un palier obscur au-dessus de leur tête.

— Vous ne pouvez pas me voir, mais moi je vous vois assez bien tous les deux pour vous placer une balle en pleine tête.

— Je suis le commandant de bord, lance Fawkes furieux.

— Ah ! le capitaine Fawkes lui-même ? Quelle bonne surprise ! Je commençais à me demander si je ne m’étais pas perdu en route. Je suis allé vous chercher sur la passerelle, mais vous n’y étiez pas, évidemment.

— Qui êtes-vous ? veut savoir Fawkes.

— Je m’appelle Emma. Ce n’est pas très masculin, je le reconnais, mais cela fait parfaitement l’affaire.

— Bon alors, assez plaisanté et laissez-nous passer.

  Fawkes monte deux marches, le pistolet Hocker-Rodine souffle et une balle lui frôle l’oreille. Il s’arrête.

— Au nom du Ciel, l’ami, où voulez-vous en venir ?

  Emma prend un temps avant d’annoncer :

— J’ai reçu l’ordre de vous tuer.

  Lentement, à l’insu de Fawkes, et  – il l’espère  – à l’insu de l’homme caché dans l’ombre du palier, Pitt se couche sur l’escalier, derrière le capitaine, et il commence à monter en rampant, marche par marche.

— Vous avez reçu l’ordre de me tuer, dites-vous, répète Fawkes. L’ordre de qui ?

— Le nom de mon employeur importe peu.

— Alors, assez de bavardage, bon sang ! mettez-moi donc une balle dans la peau et qu’on en finisse.

— Je n’agis jamais sans raison précise, capitaine Fawkes. On vous a trompé. Et je tiens à ce que vous le sachiez.

— On m’a trompé ? tonne Fawkes. Vos paroles emberlificotées sont incompréhensibles.

  Une sonnerie d’alarme se met à tinter dans la tête d’Emma, un sixième sens aiguisé par une douzaine d’années de vie mouvementée. Il se garde bien de répondre au capitaine, mais au contraire, il fait silence, ses sens guettant un bruit ou un geste.

— Mais… et l’homme qui est derrière moi ? demande Fawkes. Il n’a rien à voir avec tout cela. A quoi bon tuer un passant innocent ?

— Ne vous inquiétez pas pour lui, Capitaine. Je n’ai été payé que pour une seule vie. La vôtre.

  Lentement, interminablement, Pitt lève sa tête à ras du palier. Il peut voir Emma maintenant. Pas très nettement  – la lumière est trop rare  –, mais il distingue la tache pâle d’un visage et une silhouette.

  Il n’attend pas de voir mieux. Il devine qu’Emma va abattre Fawkes au milieu d’une phrase après avoir endormi sa vigilance par une conversation oiseuse. Un truc vieux comme le monde mais qui marche toujours. Il se cale bien sur les talons, respire à fond et plonge dans les jambes d’Emma, ses mains cherchant l’automatique.

  Le silencieux lui crache sa flamme au visage. Pitt ressent une douleur fulgurante à la tempe droite au moment où il croche le bras d’Emma. Mais étourdi, assommé par le choc brutal, il sombre dans l’inconscience… il plonge, plonge toujours plus profond. Un temps interminable et le vide du néant l’engloutit… Il n’y a plus rien.

 

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